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Fondateur du mouvement de la négritude aux côtés du poète et homme politique martiniquais Aimé Césaire et de l’intellectuel sénégalais Alioune Diop, Léopold Sédar Senghor entendait redonner à l’homme noir toute sa dignité après des siècles de traite négrière et de colonisation. La « négritude », précise-t-il dans le premier tome de Liberté, qui regroupe ses textes théoriques écrits entre 1937 et 1963, désigne « la personnalité collective négro-africaine », ainsi que « l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie, les institutions et les œuvres de Noirs ». Une conception qui lui a valu quantité de critiques.

Quelles sont ces valeurs dites « nègres » ? D’après Senghor, admirateur de La Philosophie bantoue de Placide Tempels, elles tiennent à un humanisme vitaliste et animiste. « On l’a dit souvent, écrit le poète devenu président du Sénégal en 1960, le Nègre est l’homme de la nature. Il vit, traditionnellement, de la terre et avec la terre, dans et par le cosmos. » Toute son action doit être tournée vers l’accroissement de cette force vitale. Et, ajoute-t-il, fidèle à la philosophie d’Henri Bergson, son mode privilégié d’accès au réel est non pas la raison analytique mais l’intuition.

Episode 1 « La Philosophie bantoue », premier ouvrage occidental à reconnaître l’existence d’une pensée africaine

« L’émotion est nègre, comme la raison hellène », a écrit Senghor en 1934 dans Ce que l’homme noir apporte. Une formule malheureuse qui lui vaudra d’être vilipendé par nombre de philosophes et l’obligera à préciser, en 1956, dans L’Esthétique négro-africaine : « le Nègre n’est pas dénué de raison, comme on a voulu me le faire dire. Mais sa raison n’est pas discursive ; elle est synthétique. […] La raison européenne est analytique par utilisation, la raison nègre intuitive par participation ». La première, instrumentale, tiendrait donc à distance les objets sur lesquels elle se porte tandis que la seconde plongerait au cœur de ces mêmes objets, au point de s’y confondre.

Les philosophes comme le Béninois Paulin Hountondji, le Congolais Valentin-Yves Mudimbe, les Camerounais Marcien Towa et Fabien Eboussi Boulaga, ou encore le Béninois Stanislas Adotevi auteur de Négritude et négrologues (1972) n’auront pas de mots assez forts pour condamner Senghor. Ils lui reprochent d’essentialiser en une race une identité africaine, pensée de manière totalisante, et de faire de l’homme noir un être émotif et mystique, justifiant de la sorte l’idée de « mentalité primitive » de l’anthropologue français Lucien Lévy-Bruhl.

« Invention d’un discours nativiste »

« Aucune critique ultérieure de la négritude, aucun pamphlet contre la pensée de Senghor ne dira finalement rien que Sartre n’ait déjà dit dans sa préface » à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, publiée par Senghor en 1948, note le philosophe Souleymane Bachir Diagne. « Que l’Afrique soit l’invention d’un discours nativiste, que l’idée d’une philosophie africaine se ramène à un racialisme essentialiste qui procède par inversion (de la blancheur de l’être à sa négritude, de la raison à l’émotion, etc.) tout cela est assez clairement lisible dans Orphée noir. »

Dans ce texte, Jean-Paul Sartre dit de la négritude qu’elle est un « racisme antiraciste […] seul chemin qui puisse mener à l’abolition des différences de race ». Une analyse qui sera comme « un baiser de la mort », selon Souleymane Bachir Diagne puisqu’en « qualifiant la négritude de racisme antiraciste, il l’enferme dans le particulier alors que les auteurs de la négritude ont tous insisté sur la nécessité de penser la totalité, l’humanisme du XXe siècle et l’universel. » Les critiques de la négritude reprocheront à Senghor cet enfermement dans la « race » alors que cette dernière est pensée paradoxalement comme nécessaire au dépassement du racisme.

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Senghor entend néanmoins les reproches et précise dans l’introduction à Liberté que « la race n’est pas une entité : une substance. Elle est fille de la Géographie et de l’Histoire ». Elle n’est donc pas une réalité biologique, mais une construction socio-historique. Et de railler : « Ce n’est pas nous qui avons inventé les expressions art nègre, musique nègre, danse nègre. […] Ce sont les blancs européens. »

Mais qu’est donc alors la négritude ? Un humanisme, non pas fermé sur des valeurs noires, mais un humanisme ouvert qui participe à ce que Senghor, à la suite du jésuite Pierre Teilhard de Chardin, appelle « la civilisation de l’universel », laquelle n’est pas donnée une fois pour toutes mais sera « l’œuvre commune de tous les peuples, races, continents : de toutes les civilisations particulières ».

« Tendre vers l’universel est à accomplir »

Comme chez Césaire se pose chez Senghor la question de pouvoir participer dans sa particularité à l’universel sans s’y fondre ni disparaître. « Avec le recul, j’ai changé d’avis sur ce que je pensais de la philosophie senghorienne, reconnaît le philosophe Bado Ndoye, enseignant-chercheur à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. C’est un auteur qui a dit des choses extrêmement importantes pour nous aujourd’hui. Sa conception de l’universel est en rupture avec l’idée qu’il nous viendrait de l’extérieur, de l’Europe. L’universel n’est pas un acquis à protéger mais un idéal régulateur, une norme que l’on pose devant soi et vers laquelle on doit avancer. On peut être enraciné dans le particulier, mais cela n’empêche pas de tendre vers l’universel, qui est une tâche à accomplir. »

Raison pour laquelle Senghor en vient à promouvoir le métissage, entendu comme la rencontre non pas des races mais des cultures. C’est là à la fois le fondement et la finalité de toute culture. Il n’y a pas de culture ni d’identité pures. Tout est déjà le produit de rencontres multiples. En fait, estime Souleymane Bachir Diagne, Senghor est « le philosophe du métissage au moins autant que de la négritude », et donc de la relation. Et de mettre en garde : il ne faut pas interpréter la négritude trop vite, « affronter tout de suite les formules trop bien connues à quoi on la résume ». La pensée de Senghor est plus complexe et riche qu’il n’y paraît.

Ce que concède Bado Ndoye : « On peut désavouer Senghor pour avoir domicilié des modes d’appréhension du réel, comme la raison et l’émotion, dans des races particulières. Ces différents modes existent, bien sûr, en chaque individu. Mais ce qu’il écrit sur la raison-participation peut nous être extrêmement utile aujourd’hui pour repenser nos rapports au vivant alors que l’on reproche au modèle occidental de s’être coupé de la nature. Il ne dit rien d’autre que : nous sommes la nature, nous sommes le vivant. Je crois que le moment est venu de relire sérieusement Senghor. »

Liberté. Négritude et humanisme, tome 1, de Léopold Sédar Senghor, Le Seuil, 1964, 448 pages.

Sommaire de la série « A la redécouverte des classiques de la philosophie africaine »

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LA REDACTION