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C’est un jour spécial. Dans la petite cuisine aux planches noircies par la fumée, trois générations de femmes s’activent. Hélène Evelyne Ngo Nemi, 48 ans, est entourée de sa fille Trésor Essomé, 9 ans, et de ses petites-filles Samiratou et Raïmatou, âgées de 11 et 8 ans. Aujourd’hui, elle cuisine le mbongo tchobi, « le plat traditionnel préféré de la famille », explique cette mère de cinq enfants (et cinq fois grand-mère) dont la maisonnette borde un champ de manioc à Dibamba, à une quinzaine de kilomètres de Douala. « J’ai appris à le cuisiner auprès de ma mère, qui l’avait appris de ma grand-mère. A mon tour de transmettre cette recette à mes filles et petites-filles. »
Encore appelée « sauce d’ébène », le mbongo (ou bongo’o) est le plat traditionnel du peuple bassa, l’une des multiples ethnies qui peuplent le Cameroun. Cuisiné avec de la viande ou du poisson (« tchobi » ou « tjobi » en langue bassa), ce mets est traditionnellement accompagné de tubercules tels que le macabo ou le manioc, et parfois de banane plantain. Le goût du plat tient à sa sauce. Pour la réussir, « il faut minutieusement composer, associer, griller, brûler sur du feu de bois les ingrédients qu’on écrase », dit Hélène.
Ecraser les ingrédients à la pierre
Un processus délicat qu’elle maîtrise sur le bout des doigts, et pour cause : elle a commencé à l’apprendre dès 6 ans sous l’œil de sa mère. Attentive à l’assemblage des graines, écorces et feuilles, elle s’exerce ensuite à l’étape la plus délicate : écraser les ingrédients à la pierre. Mais il lui faudra attendre l’âge de 25 ans, alors qu’elle est déjà mariée, pour que sa mère, en visite chez elle, lui dise : « Ton mbongo est délicieux comme le mien »… « J’étais tellement contente ! », se souvient Hélène.
A son tour, elle veut transmettre le savoir à ses trois filles et deux petites-filles en mettant l’accent sur l’importance des ingrédients. Le mbongo d’abord, cette sorte de poivre sauvage camerounais qu’elle brûle « délicatement » sur le feu de bois. Le djansang ensuite (Ricinodendron heudelotii), qu’elle grille dans une marmite. Puis le hiomi (écorce d’arbre à ail) et le fruit « quatre côtés » (Tetrapleura tetraptera) – qui tous deux « rehaussent et donnent le goût » – et une dizaine de graines, écorces et feuilles vertes. Ce jour-là, la cuisinière ajoute aussi de la tomate, « pour augmenter la sauce ».
Chaque ingrédient a une fonction particulière qu’elle martèle aux trois fillettes qui l’écoutent religieusement. « Si vous brûlez exagérément, votre mbongo sera amer. Si vous mettez trop d’ingrédients, votre sauce perdra son goût. » Du haut de ses 11 ans, Samiratou maîtrise déjà « presque » toutes les étapes, même si elle peine encore à écraser les ingrédients à la pierre. Alors une nouvelle fois, Hélène lui montre. Puis la cuisson, rapide, est elle aussi très cadrée. Une fois l’huile rouge chauffée, Hélène y verse le mélange et assaisonne. Une vingtaine de minutes plus tard, l’odeur épicée du mbongo envahit la maison et s’échappe au-delà.
Fidéliser les époux volages
Un bonheur pour Dieudonné Essomé, qui, à peine rentré des champs, prend une douche et rejoint la table. « J’ai été séduit la première fois que j’ai dégusté le mbongo tchobi d’Hélène », reconnaît le mari, qui n’a pas fait mentir le proverbe camerounais qui veut que l’homme qui mange une tête de poisson dans une sauce mbongo tombe fou amoureux de sa cuisinière… La légende dit que la recette a été créée par des femmes attristées par les infidélités de leurs maris. Pour ramener la paix dans leur ménage, elles auraient concocté ensemble ce plat à base de plantes, écorces et graines nutritives, aromatiques et médicinales de la forêt. A l’époque, une cinquantaine d’ingrédients constituaient le mbongo, qui au fil du temps s’est simplifié.
D’après le mbombog Pih Ngimbus Pii (gardien de la tradition chez les Bassa), les ingrédients de la « sauce d’ébène » sont utilisés ou associés à d’autres herbes et écorces pour traiter l’indigestion, la typhoïde, la prostate, l’hémorroïde… et les maux d’amour. « Et ça marche, insiste le guide spirituel. Sur dix filles qui viennent me voir pour stabiliser leur couple, neuf fidélisent leur époux grâce au mbongo. » Et de rappeler que pour que la sauce fasse son effet, il faut que les ingrédients soient bien écrasés à la pierre. C’est à ce moment que tout se joue, selon Pih Ngimbus Pii, qui a étudié pendant une vingtaine d’années la tradition bassa : « La femme dit mentalement ou à voix basse ce qu’elle souhaite et écrase en même temps l’infidélité de son homme. »
A l’en croire, dans certaines familles bassa, quand une fille s’apprête à convoler, les parents doivent lui expliquer l’importance du mbongo pour la paix dans le couple. Hélène assure pour sa part qu’elle transmet « juste un héritage ».
Sommaire de la série « L’Afrique a du goût »
Saveurs pimentées, parfums fleuris ou adoucis par un passage en friture, les arts culinaires africains racontent des territoires, des coutumes et une certaine philosophie de la vie. En France, quelques plats sont à la mode, qui régalent les aventuriers du goût. Du yassa au mafé en passant par le thiep au poulet, quelques plats ont déjà laissé leur empreinte sur les palais, servis dans des restaurants qui affichent leur africanité sans préciser de quelle région du continent ils s’inspirent.
Et pourtant, un monde sépare les pâtisseries égyptiennes du fetira éthiopien. Car chaque plat, chaque dessert raconte à lui seul une histoire, un rapport à la terre, aux ancêtres, au climat aussi. C’est pour ouvrir sur ces horizons encore trop méconnus, pour goûter et regarder l’Afrique autrement, que Le Monde Afrique vous offre en guise de série d’été un voyage au cœur de quelques spécialités qu’on ne goûte pas forcément ici, une visite dans les cuisines d’un chef emblématique ou dans un restaurant qu’on ne rate pas.
L’Afrique a du goût et, comme le rappelait le géographe français Jean Brunhes (1869-1930), « manger, c’est incorporer un territoire ».
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