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La file d’attente s’allonge devant les marmites fumantes de Sylvie Sanou, à l’entrée du vieux quartier de Bobo-Dioulasso, deuxième ville du Burkina Faso. Au menu ce soir, « chitoumou nandji ! », annonce la cuisinière en langue dioula. Des chenilles de karité à la sauce tomate et aux oignons. Sa spécialité et « les meilleures de Bobo ! », clame Aloïs, un client qui a fait huit kilomètres en moto pour acheter ce mets « doux, bio et plein de vitamines », comme le résume le jeune homme. Il repartira avec un gros sachet de chitoumou à 1 600 francs CFA (2,44 euros), à manger au dîner « avec un peu de pain ». Derrière lui dans la queue, Miriam les cuisinera plutôt avec du tô (bouillie de mil ou de maïs), le plat national. « Les enfants adorent ça », glisse cette coiffeuse, souriant à l’idée de leur faire plaisir.
Grillées, en soupe, en sandwich, pour agrémenter un plat de spaghettis ou une pizza, les chenilles de karité, spécialité des Bobo (le principal groupe ethnique de l’ouest du Burkina), se déclinent à toutes les sauces. Et loin d’effrayer par leurs gros yeux et leur taille – plusieurs centimètres de long –, ces larves séduisent de plus en plus par leur goût et leurs qualités nutritionnelles. Mais si l’on veut encore s’en régaler demain, ce mets ancestral reste à protéger, car face à la désertification, la chenille est menacée de disparition. Et ce serait tout un pan d’histoire qui disparaîtrait.
Chez les Sanou, on le sait bien car on est vendeuse de chenilles de mère en fille. Sylvie, 41 ans dont vingt-quatre à cuisiner ce gros insecte noir et jaune, a appris enfant, « en regardant maman faire » dans son village natal, près de Bobo-Dioulasso.
« Elle tombe quand elle est mûre »
La préparation des chitoumou nécessite tout d’abord des trésors de patience. Et de labeur. Pour les cueillir, il faut se lever tôt. Dès l’aube, pendant la saison humide (de juillet à septembre), les femmes, traditionnellement chargées de cette tâche en brousse, ramassent à la main les chenilles au pied des karités. A l’arrivée des premières pluies, la Cirina butyrospermi, de son nom scientifique, descend de l’arbre pour creuser un trou dans la terre, où elle réalisera sa longue transformation en papillon. « Comme un fruit, elle tombe quand elle est mûre. Et si on la récolte directement dans les branches, elle est trop amère », résume Sylvie Sanou.
Ce travail est fastidieux, alors elle préfère les acheter fraîches aux productrices. Un gain de temps précieux, car ensuite il faut encore les laver, les bouillir et les frire. « Environ quatre heures de cuisson », précise Sylvie Sanou, debout devant sa popote de 8 kg mijotant sur le feu. A côté, ses enfants observent, l’air gourmand, grignotant quelques chenilles tombées. Tomates, oignons, ail et piment. La recette de celle qu’on surnomme parfois « la maman des chitoumou » se transmet de génération en génération.
Mais on ignore pour combien de temps encore, car ces dernières années les chenilles sont devenues plus rares, menacées par l’utilisation des pesticides, l’irrégularité des pluies et l’érosion des sols. Elles ont même quasiment disparu dans certaines régions du Burkina. Alors les prix peuvent grimper très vite en fonction de leur disponibilité, passant parfois de 100 à 1 000 francs CFA le plat.
Aujourd’hui encore, l’origine de cette spécialité bobo reste entourée de mystère et de légendes. « On dit que nos ancêtres ont trouvé ces chenilles en cultivant sous les karités. Les femmes ont essayé de les cuisiner, c’était très bon et elles ont recommencé », raconte Amidou Sanou, dit « Badé », guide touristique à Bobo-Dioulasso. D’autres racontent plutôt que lors d’une famine, des Bobo en quête de nouveaux aliments auraient observé les singes manger ces insectes et les auraient imités.
Des pizzas, des chawarmas, des nems…
Désormais considérés comme un mets délicat, les chitoumou ont conquis les papilles par-delà les frontières. « Les Nigérians, les Ivoiriens et les Maliens en raffolent et des touristes occidentaux viennent parfois jusqu’à Bobo-Dioulasso pour en goûter », assure Badé. Très nourrissantes, riches en fer et en oméga 3, les chenilles de karité contiennent également plus de 60 % de protéines, soit le double de la viande. Ecrasé puis incorporé aux bouillies des enfants, ce « super aliment » peut contribuer à lutter contre la malnutrition, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
Un constat sur lequel s’appuie Kahitouo Hien, un jeune entrepreneur burkinabé qui a lancé en 2014 FasoPro, sa marque de chenilles à croquer. Croustillantes et pimentées, ou encore en biscuits salés, les chitoumou se présentent comme « une alternative à la viande ou au poisson et leur préparation peut offrir un complément de revenus aux femmes cultivatrices pendant la soudure [la période entre deux récoltes, de juillet à août] », estime ce biochimiste qui travaille avec quelque 500 productrices dans la région de Bobo-Dioulasso. Le gourmet compte d’ailleurs ouvrir un restaurant spécialisé à Ouagadougou. Au menu : pizzas, chawarmas et nems… aux chenilles !
Reste que si les spécialistes n’en finissent pas de vanter les bienfaits de ce « caviar de brousse », comme on l’appelle aussi, il faudra encore rassurer les récalcitrants qui ne consomment pas traditionnellement ces chenilles. Une visite à la fête nationale du chitoumou, organisée tous les ans à Bobo-Dioulasso en août, suffira-elle à les convaincre ?
Sommaire de la série « L’Afrique a du goût »
Saveurs pimentées, parfums fleuris ou adoucis par un passage en friture, les arts culinaires africains racontent des territoires, des coutumes et une certaine philosophie de la vie. En France, quelques plats sont à la mode, qui régalent les aventuriers du goût. Du yassa au mafé en passant par le thiep au poulet, quelques plats ont déjà laissé leur empreinte sur les palais, servis dans des restaurants qui affichent leur africanité sans préciser de quelle région du continent ils s’inspirent.
Et pourtant, un monde sépare les pâtisseries égyptiennes du fetira éthiopien. Car chaque plat, chaque dessert raconte à lui seul une histoire, un rapport à la terre, aux ancêtres, au climat aussi. C’est pour ouvrir sur ces horizons encore trop méconnus, pour goûter et regarder l’Afrique autrement, que Le Monde Afrique vous offre en guise de série d’été un voyage au cœur de quelques spécialités qu’on ne goûte pas forcément ici, une visite dans les cuisines d’un chef emblématique ou dans un restaurant qu’on ne rate pas.
L’Afrique a du goût et, comme le rappelait le géographe français Jean Brunhes (1869-1930), « manger, c’est incorporer un territoire ».
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