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Il a hâte de retourner au Maroc, dans le village familial d’Iaazzanene. Non pas pour profiter des plages et du soleil de ce coin du Rif oriental, mais pour retracer « la légende » de son grand-père, un inconnu qui a « traversé des moments forts de l’histoire », comme le raconte avec douceur son petit-fils. Du haut de son 1,86 m et avec sa bouille d’éternel petit garçon, Hassan Ben Mohamed, 43 ans, est un homme curieux qui a la mémoire de ses proches à fleur de peau.
Il y a cinq ans, il a publié La Gâchette facile (ed. Max Milo), un livre émouvant consacré à la mort de son grand frère, Lahouari, tué le 18 octobre 1980 à l’âge de 17 ans par le CRS Jean-Paul Taillefer. Au cours d’un contrôle d’identité à Marseille, ce policier avait tiré deux balles de mitraillette à travers la vitre baissée d’une voiture. En près de 300 pages, Hassan Ben Mohamed, qui venait de souffler ses quatre bougies au moment du drame, a fait revivre – « vivre » serait plus juste – la mémoire de son grand frère en lui donnant un destin. « Je n’ai pas eu le temps de le connaître dans ce monde. Peut-être aurai-je l’occasion de le faire dans un autre. Il me manque », confie-t-il. Ce travail a nécessité du temps et lui a valu d’innombrables douleurs, comme ce jour où il a rencontré l’homme qui a tué son frère.
Cette affaire a profondément marqué la génération des militants contre les violences policières, au point que la Marche pour l’égalité et contre le racisme dénonçant, entre autres, les bavures, était partie de Marseille le 15 octobre 1983 pour honorer la mémoire de Lahouari. Hassan, lui, est devenu… gardien de la paix à Paris, un métier qu’il a choisi « pour ne pas laisser sa place à un raciste », et que personne d’autre « ne croise le chemin de la haine », dit-il sans rancœur.
Pêche à la dynamite
Lahouari est enterré à Iaazzanene, non loin de son grand-père paternel. « Ils avaient un lien fort, insiste Hassan Ben Mohamed. Mon grand-père est mort en février 1976, huit mois avant ma naissance. Je n’ai pas eu la chance de le croiser. Je n’entendais que des rumeurs sur lui. Comme pour mon frère, je me suis dit : pourquoi ne pas retracer son parcours ? » Mais par quoi démarrer lorsqu’on n’a que « des bribes » de son histoire ou « des on-dit » ? « Mon père, qui est mort en 1998, ne m’a rien raconté sur lui et, surtout, je ne lui ai rien demandé. Je paie cher de ne pas m’être intéressé plus tôt à mon histoire familiale », regrette-t-il.
Hassan Ben Mohamed sait que son aïeul est né en 1900 et que ce pêcheur au visage rond, à la peau blanche comme tant de Berbères du nord de l’Afrique, a pu mesurer plus de 2 mètres – la taille de sa tombe en atteste. Mohamed Ben Haddou a été un grand bagarreur, craint dans tout le village. Il a été recherché par l’armée espagnole – quand celle-ci occupait une partie du Maroc – car il avait pris l’habitude de pêcher sur les côtes de Nador à la dynamite. « Il faut savoir se la procurer et la manipuler », explique le petit-fils. Il fut emprisonné, par la suite, « au fort militaire de Zeghanghane ».
Cet épisode laisse penser à Hassan Ben Mohamed que son grand-père a dû avoir un lourd passé de soldat. Son oncle de 90 ans, qui vit à Marseille, lui a confirmé qu’il avait participé à la guerre du Rif (1921-1926). Ce conflit opposa d’abord les colons espagnols, puis français, aux tribus venues des montagnes du nord du pays. Leur chef de guerre, l’émir Abdelkrim, allait infliger à la monarchie ibérique la plus écrasante défaite de son histoire coloniale lors de la bataille d’Anoual, en juillet 1921, où plus de 10 000 Espagnols périrent. « Je ne savais pas s’il était pro-espagnol ou rifain, puis j’ai su qu’il avait combattu auprès d’Abdelkrim », dit Hassan Ben Mohamed.
Il en veut pour preuve des tatouages – un croissant et une étoile – que son grand-père s’était faits au dos des mains. « Ma sœur m’avait expliqué qu’ils représentaient le drapeau algérien, se rappelle-t-il. Mon grand-père avait vécu à Oran jusqu’au départ des Marocains en 1975 [expulsés par Alger après l’invasion du Sahara occidental par le Maroc]. Mais non, ces tatouages, c’est le drapeau du Rif. Les Rifains se les faisaient probablement en prison après la guerre, cela pourrait symboliser le fait qu’ils allaient égorger de leurs mains les étrangers, mais c’était surtout pour marquer leur soutien à la cause. »
« Un passé colonial qu’on ne connaît pas »
Désormais, son but est de documenter cette période de la vie de son aïeul avec des anciens du village, des survivants de la guerre du Rif qui, espère-t-il, l’ont croisé. S’intéresser à son grand-père, c’est aussi découvrir des personnages historiques méconnus, comme Abdelkrim (1882-1963), ou oubliés, comme Mohamed Améziane (1859-1912), un des pionniers de la lutte contre le colonialisme. « J’essaie de reconstituer des choses, de remonter le fil de la petite et de la grande histoire », avance Hassan Ben Mohamed.
Après la guerre du Rif, selon les récits du grand frère de Hassan, Mohamed Ben Haddou avait participé au défilé des Regularès, en 1939 à Barcelone, devant Francisco Franco qui allait instaurer une dictature. Un moment particulier de son parcours, qui pourrait confirmer « le destin hors normes » de cet homme, souligne son petit-fils. Les Regularès étaient des soldats marocains recrutés par l’Espagne. Ainsi, le grand-père aurait d’abord combattu les Espagnols avec les rebelles rifains, avant d’être enrôlé quelques années plus tard par l’ancien ennemi pour batailler auprès des franquistes contre les républicains.
Depuis le début de sa nouvelle enquête, qui a commencé fin 2019, Hassan Ben Mohamed a acheté des vieux journaux d’époque pour se documenter, écrit aux archives militaires espagnoles de Guadalajara pour retrouver une trace officielle de son grand-père. Il multiplie aussi les rencontres et les témoignages lui permettant de remonter la vie de son ancêtre. « Il a survécu à la guerre du Rif, à celle d’Espagne. Il s’est installé en Algérie, je ne sais pas s’il a participé à la seconde guerre mondiale, mais il a assisté au débarquement américain à Oran en 1942 », retrace-t-il.
Il estime que le travail sur son grand-père est « lié » à son livre La Gâchette facile. « On réactive la mémoire et un passé colonial qu’on ne connaît pas, décrit-il. Ma mère m’avait dit un jour : “Heureusement que grand-père n’était plus vivant quand le drame de ton frère est arrivé.” Je veux bien la croire, vu les atrocités qu’il a dû voir dans sa vie. Il aurait fait un massacre. Il aurait pu se venger et s’en prendre physiquement à l’assassin de mon frère. » Mohamed Ben Hadou est mort en 1976 à Marseille, où il s’était installé. De ses recherches qui s’annoncent compliquées, son petit-fils souhaite faire un livre et un documentaire. Le défi est immense : « On ne sait pas ce qu’il a vraiment vécu, reconnaît-il. C’est la même chose pour beaucoup d’autres : les histoires de familles ne circulent pas. »
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