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« Ami noir, loc. Généralement utilisé comme gilet pare-balles dans une conversation stérile. Exemple : “Je ne peux pas être raciste, j’ai un ami noir”. » Si vous voulez comprendre les ressorts de cette expression tout sauf banale, Le Dérangeur, petit lexique en voie de décolonisation, est fait pour vous. En quarante mots et expressions, les auteurs du Collectif Piment débusquent ce que la langue française cache encore d’histoire coloniale non digérée. Des mots qui restent en travers de la gorge.

Dédié « aux personnes noires, à celles qui aiment l’être, qui le sont par défaut ou par choix politique. A celles qui ne le sont pas encore et le deviendront, peut-être », le livre donne le ton d’emblée : impertinent, poétique et piquant. Ecrit « à huit mains », Le Dérangeur va fouiller sous la croûte des mots les plaies qui continuent de démanger. Abolitions, colère, diversité, émeute, exotique, racisé, réparations, victimisation, world music, sont quelques-unes de ces entrées conçues tantôt comme des définitions de dictionnaire, tantôt comme des articles, des poèmes, des fables, des dialogues, des clins d’œil typographiques, des jeux ou des devinettes destinées avant tout à faire réfléchir.

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« Notre volonté n’est pas de donner de leçons de morale ou d’expliquer ce qu’est le racisme, explique Binetou Sylla, l’une des quatre auteurs. Nous voulons partager nos expériences, mises en perspective par la matière scientifique, la littérature, la pensée philosophique et l’histoire de ceux qui nous ont précédés. Nos aînés et nos contemporains ont donné corps et rationalité à ce que nous vivons aujourd’hui. C’est aussi le fruit d’un dialogue entre nous. »

« Laisser une trace »

Le « nous », ce sont quatre jeunes Français âgés de 25 à 33 ans, nés et grandis pêle-mêle « en Hexagone », aux Antilles, en Afrique et aux Etats-Unis. Célia Potiron, Christiano Soglo, Binetou Sylla et Rhoda Tchokokam se sont rencontrés il y a plusieurs années à Paris, à la faveur d’amitiés, de recherches sur la musique ou d’échanges de hasard en club de lecture « afro ». Cotonou, Douala, Bamako, Dakar, Saint-Pierre, Chicago, New York, Paris, Bordeaux… la liste non exhaustive des villes par lesquelles les auteurs sont passés racontent bien cette nouvelle génération d’afrodescendants cosmopolites qui n’entendent plus que l’on parle à leur place de leur(s) histoire(s) de France.

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En 2017, le quatuor monte une émission baptisée « Piment, la gifle d’épices pour gâter la sauce », diffusée en direct deux fois par mois sur les ondes de la radio alternative Rinse FM, puis depuis fin 2019 sur Radio Nova.

« C’était la première fois que je participais à une conversation entre diasporas, raconte Rhoda Tchokokam, où je pouvais m’exprimer sans lisser mon langage ni devoir justifier qui je suis. Une liberté de ton totale. La contrainte du direct nous a forcés à structurer notre pensée et nos émissions. Nous avons appris à aller chercher les sources et à être rigoureux»

Car si les quatre auteurs ont tous fait des études supérieures, ils ne sont ni universitaires, ni spécialistes des questions qui traversent la communauté noire de France. Ils travaillent dans l’industrie, la publicité, la musique ou le design. Mais l’urgence de trouver des réponses, de partager leur vécu, les a poussés vers la littérature américaine des black studies et les auteurs francophones tels que, entre autres, Cheik Anta Diop, Aimé Césaire, Frantz Fanon, Edouard Glissant, Maryse Condé, Joseph Zobel, Pap N’Diaye ou Tidiane N’Diaye. Ils ont épluché les travaux de sociologues, ethnologues, statisticiens, journalistes, historiens peu connus du grand public mais « tous noirs ou métis » qu’ils ont à cœur de « rendre visibles ».

Rhoda Tchokokam, Christiano Soglo, Binetou Sylla et Célia Potiron lors d’un session de l’émission « Piment » sur les planches de l’Auguste Théâtre, à Paris, en mars 2019.

Ce travail de radio au long cours les conduit à s’interroger sur la pérennité du contenu de plus de soixante émissions. « Nous sommes la génération numérique, et pourtant l’objet livre s’est imposé à nous, s’amuse Rhoda Tchokokam. C’est tangible, on peut le toucher, le prêter, le donner. Internet reste très volatile : un serveur, ça peut s’arrêter du jour au lendemain. » « Un livre reste pour toujours, renchérit Binetou Sylla. Nous voulions transmettre ce qui a été fait par nos aînés, laisser une trace de notre travail et poser notre pierre à l’édifice de la réflexion. » Les quatre compères créent le Collectif Piment en 2019, faisant naturellement le lien entre les deux aventures.

« Traiter les maux qui se rattachent aux mots »

Le choix du lexique aussi s’est imposé rapidement, car il permet d’entrer facilement et à n’importe quel moment dans le livre tout en traitant une grande diversité de sujets. « Le choix d’une liste de mots est aussi important à cause de la langue française elle-même, analyse Rhoda Tchokokam. En France, dès qu’un néologisme est créé, ça lance d’interminables débats, l’Académie s’en mêle. Sur l’histoire coloniale, les non-dits, les tabous sont encore très puissants. On a l’impression que l’enjeu est de “silencer” les gens. Le terme “racisé en est le parfait exemple : les disputent ne manquent pas. Mais, à partir du moment où on nomme les choses, on est obligé de traiter les maux qui se rattachent aux mots. »

Le résultat se lit d’une manière très fluide. On le repose souvent après avoir lu quelques « définitions » dans un silence qui dure. On a aussi envie de partir à la (re) découverte de ces auteurs et chercheurs convoqués pour éclairer le propos du livre.

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Un livre qui, sorti le 28 mai, trois jours après le décès de George Floyd, tombe à point nommé. Cet Afro-Américain de 46 ans, mort asphyxié sous le genou d’un policier blanc à Minneapolis, aux Etats-Unis, a déclenché une vague d’émotion et de révolte dans plusieurs grandes villes américaines, mais aussi européennes. A Paris, Lille ou Saint-Etienne, ce sont plusieurs dizaines de milliers de personnes, « racisées » ou non, qui sont descendues dans la rue cette semaine pour dénoncer « le racisme ordinaire », les discriminations, les violences policières, exiger « vérité et justice », faire entendre leurs colères. A tous ceux qui veulent comprendre les raisons profondes de ces maux qui ne passent pas, les mots du Dérangeur proposent des clés pour délier les langues.

Le Dérangeur, petit lexique en voie de décolonisation, du Collectif Piment, Célia Potiron, composé de Christiano Soglo, Bientou Sylla et Rhoda Tchokakam, aux éditions Hors d’Atteinte, collection « Litttératures », 144 pages, 16 euros.

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LA REDACTION